10 septembre 2016, Ontario.
Chère Sophie.
C’est étrange, ces deux mots figés sous mes yeux.
Chère Sophie.
Toute la journée, pendant toute la journée, il y a des mouvements, des secousses, des tremblements, des oscillations. Parce que toute la journée, pendant toute la journée, le monde se charrie au pourtour de mon corps projectile.
Mais, maintenant. Tout se fixe. Autour de ces mots.
Chère Sophie.
Je crois que je ne sais plus gérer aussi bien ce qui sait se poser, s’arrêter. Comme ton nom sur une page vierge. Comme un souvenir qui joue à être photo floue. Comme une garçonnière empoussiérée derrière des carreaux sales.
Pauvre Sophie.
Toute la journée j’ai retourné ta lettre dans ma tête. Toi et moi sur la même route. Sans se voir, sans se savoir, sans se reconnaître. C’est triste. Mais comment te faire comprendre comme la vie est ainsi?
Autour de moi, des milliers de voitures conduites par des mains sans corps, par des corps sans tête et sans visage. C’est comme ça, tu sais. Les gens disparaissent. Ne subsistent plus que leur geste, leur mouvement, leurs traces éphémères. Ce sont des voitures sans histoires. Des corps sans existence. Des points lents dans un monde bien plus rapide.
Je crois qu’être juge est semblable. C’est voir des textes sans auteurs. Des mots sans histoire.
Je ne sais pas si j’ai lu tous les textes du concours, non plus si je t’ai lue ou non (les textes étaient évidemment anonymes aux yeux des juges). Mais ce que je peux dire, c’est que parmi les traces que j’ai suivies, il y avait bien plus de chemins qui mériteraient d’être arpentés que les quelques-uns qui sont dorénavant éclairés par le concours. Et que ça a été comme ça pour chacun des concours pour lesquels j’ai joué à l’évaluateur.
Le choix est par essence ingrat. Élire, c’est rejeter; choisir, refuser. Et c’est une tâche qui me rebute chaque fois.
Ta lettre réveille en moi les indicibles torrents du doute. Juger? Qui suis-je pour le faire? Cette insoluble interrogation me hante/heurte depuis tant d’années (tu le sais, j’y reviens toujours). C’est d’ailleurs ce qui m’a éloigné de l’enseignement. Cette nécessité de toujours évaluer, calculer en chiffres, en lettres, en grilles serrées le complexe processus de la compréhension des élèves m’a toujours dévasté. Et tous les jurys auxquels j’ai participé – Radio-Canada, mais aussi le CAC, le CALQ, etc. – m’ont toujours laissé en loques, lacéré des plus profondes cicatrices.
Tout cela n’a rien à voir avec cette fausse modestie qui fait dire aux uns qu’ils souffrent d’un « syndrome de l’imposteur ». Il n’y a pas de syndrome: JE SUIS un imposteur.
Je ne suis pas un écrivain.
Je ne suis surtout pas un poète.
Je ne suis certainement pas un juge.
Non plus un enseignant, un chercheur, un professeur.
Il y a toujours eu une loupe au-dessus de ma tête pour me voir plus grand que je suis. Et un jour, cette loupe m’a brûlé.
Mon corps fourmi dans le sable où je croyais reconnaître mon chemin…
Tu as raison: je me suis réinventé, hors du regard des autres. J’ai défait les noeuds qui me retenaient à leur jugement, leur tellement-nécessaire assentiment. J’ai cessé d’attendre qu’on mette un sceau de qualité sur ce que je faisais. Ça n’a pas été facile: il est rassurant d’être attaché, de sentir qu’on ne peut pas être emporté, de se sentir aimé.
J’ai tout remis en question. Tout. Et totalement. Je me suis débarrassé de la chape plombée du « littéraire » – qui ne m’allait de toute façon pas du tout. Je suis allé où personne ne m’attendait – sauf peut-être l’Amoureuse, elle qui connaît tant de mes secrets que lorsque je les perds, elle sait où les retrouver.
Et je suis, enfin, (re)venu au monde.
J’ai cessé de penser ce que je ne suis pas. Je suis un camionneur, cela personne ne peut plus le nier, en douter. Pas même moi.
Je suis un camionneur, et je sais que pour cela je n’aurai jamais de prix ou de bourse à vanter ou justifier. On ne me demande pas de réinventer le transport, d’en faire la promotion pour des pinotes, de me démarquer, d’être présentable, de faire des beaux sourires à des inconnus, de bien parler en public. On me demande d’être honnête, efficace, sécuritaire – comme on le demande à tous les autres, ni plus, ni moins. Ça, je peux le faire.
Alors me voilà dans un semi-remorque, quelque part en Ontario.
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10 septembre 2016, Ontario toujours.
Chère Sophie.
Dans l’habitacle du camion, la musique s’amuse à doubler malicieusement le réel. Ce matin, Beethoven me fait oublier comme tout vrombit. Post mortem, il décore la 401 de sa 4e symphonie. La route qui dentelle le sud de l’Ontario est encore plus belle avec ses couleurs fines, ses délicats arrangements, ses enlevantes montées.
(Ha! Ha! C’est ironique, moi qui ai dirigé Voir Saguenay, je n’ai jamais su parler de la musique. Mais elle fait de plus en plus partie de ma vie, change la perspective que j’ai sur le monde. La musique.)
Et sur la route, j’apprends.
L’humilité, la vraie. Celle des hommes et des femmes qui ont peu et qui se battent pour le garder.
J’ai vu des femmes pleurer, des hommes en colère, des crises de supériorité, des douleurs qui ne peuvent être enfouies.
J’apprends à quel point le monde est petit, à quel point le lointain est à portée.
À quel point nous sommes proches.
À quel point il faut s’aimer. Chercher à tout prix à mieux se connaître. À mieux se comprendre.
Et je réapprends, lentement, à écrire. Je retrouve le plaisir de mes premiers mots, violents et obscènes, indociles, déjantés, infinis, ridicules, et puis voilà: à trente-huit ans, j’ai réappris à écrire au moment exact où j’ai réappris à vivre.
Ah, Sophie. Si tu savais comme je vois, comme j’entends, comme j’apprends. Ce monde dur et beau.
La langue rêche de Tom Waits vient se lover avec moi dans le ventre d’une Ontario complètement grise qui soupire sur mon passage. J’ai eu besoin de l’ivresse de Mule Variations pour finir ma journée.
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10 septembre 2016, Ontario toujours.
Bien sûr, Sophie…
Tu t’en doutes, je sais bien que je ne suis pas un camionneur comme les autres. Je l’ai vu dans les yeux amusés de cette femme à la guérite d’un entrepôt qui m’a surpris à danser près du camion après avoir réussi à déplacer les essieux d’une vieille remorque récalcitrante. Mais je ne me suis jamais senti autant à ma place que parmi ces poqués, ces brûlés, ces pleins de belles crochitudes.
Je suis l’un des leurs.
Attends, je le réécris , parce que c’est trop beau, trop vrai, trop fort.
Je suis l’un des leurs.
Parce qu’ils me traitent comme tel. Parce que je vis la même réalité qu’eux, parce que je suis confronté aux mêmes problèmes. C’est l’un des sentiments les plus bouleversants qu’il m’ait été donné de vivre. Et ce n’est pas que littérature.
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10 septembre 2016, Ontario toujours, mais on approche des douanes.
Ma Sophie… Tu veux bien être encore ma Sophie?
Ma Sophie, si tu le veux, oublie la garçonnière, ses poussières et son air rance. Il n’y a plus rien de nous dans cet espace exiguë, sinon ce qu’on y a oublié, depuis le temps. Viens plutôt me rejoindre dans mon grand carrousel américain. Je te ferai voir Oklahoma City qui s’éveille dans les flanelles pastels d’un jour neuf, ou traverser les lèvres serrées du canyon de la Virgin River, ou soulever les poussières crayeuses de l’Arizona, ou respirer, toutes vitres baissées, le parfum vert des nuits du Nord du Nevada, quand les herbes des steppes boivent enfin un peu de rosée. Tu t’émerveilleras comme moi, quand les parois de la remorque spéculent à propos de l’aube, ou devant la cérémonieuse traversée de la rivière Truckee par une biche rousse et précieuse. Tu remarqueras la croupe luisante d’un Pinto qui broute l’herbe texane, le flottement trompeur du cadavre ligneux d’un arbre tombé dans le Mississippi, et encore les nébuleuses d’oiseaux noirs qui se font et se défont au-dessus des champs de l’Iowa. Viens trouver aussi que le monde est petit, qu’il fait bon d’en faire partie.
Et s’il y a enfin d’autres mots pour nous faire des retouches, il y en aura.
Et s’il n’y en a plus, ils se seront tus.
En attendant… Prends soin de toi, de tes amours et de ton monde. Et rêve, et écris, mais vis comme tu écris, et danse, et ris, puis écris encore si cela se peut. Qu’importent les juges faillis et les concours de montantes marées de mots. Ce qui compte est bien plus grand, bien plus précieux et bien plus vrai.
Ton correspondant de l’Amérique, qui garde toujours un œil derrière pour ce qu’il y a de beau…
Jean-François